Amok ou le fou de Malaisie by Stefan Zweig

Amok ou le fou de Malaisie by Stefan Zweig

Auteur:Stefan Zweig [Zweig, Stefan]
La langue: fra
Format: epub, mobi
Publié: 2010-12-15T05:00:00+00:00


Mon enfant est mort la nuit dernière – désormais je serai seule de nouveau, si vraiment je dois vivre encore. Demain viendront des hommes inconnus, grossiers, habillés de noir, et ils apporteront un cercueil, et ils y mettront mon pauvre, mon unique enfant. Peut-être viendra-t-il aussi des amis qui apporteront des couronnes, mais que font des fleurs sur un cercueil ? Ils me consoleront, ils me diront des paroles, des paroles, mais à quoi cela me servira-t-il ? Je le sais, me voilà de nouveau redevenue seule. Et il n’y a rien de plus épouvantable que d’être seule parmi les hommes. Je m’en suis rendu compte alors, durant ces deux années interminables que j’ai passées à Innsbruck, ce temps compris entre ma seizième et ma dix-huitième année, où j’ai vécu comme une captive, une réprouvée au sein de ma famille. Mon beau-père, homme très calme et parlant peu, était bon pour moi ; comme pour réparer une injustice involontaire, ma mère se montrait docile à tous mes désirs ; des jeunes gens s’empressaient autour de moi, mais je les repoussais tous avec une obstination passionnée. Je ne voulais pas vivre heureuse et contente loin de toi, et je me plongeais dans un sombre univers fait de solitude et de tourments que je m’imposais moi-même. Les jolies robes neuves qu’on m’achetait, je ne les portais pas ; je me refusais à aller au concert et au théâtre, ou à prendre part à des excursions en joyeuse société. À peine si je sortais de la maison : croirais-tu, mon bien-aimé, que dans cette petite ville où j’ai vécu deux années, je ne connais pas dix rues ? J’étais en deuil et je voulais être en deuil ; je m’enivrais de chaque privation que j’ajoutais encore à la privation de ta vue. Bref, je ne voulais pas me laisser distraire de ma passion : vivre pour toi. Je restais assise chez moi ; pendant des heures, pendant des journées je ne faisais rien que penser à toi, y penser sans cesse, me remémorant toujours de nouveau les cent petits souvenirs que j’avais de toi, chaque rencontre et chaque attente, et toujours me représentant ces petits épisodes, comme au théâtre. Et c’est parce que j’ai évoqué ainsi d’innombrables fois chacune des secondes de mon passé que toute mon enfance est restée si brûlante dans ma mémoire, qu’aujourd’hui encore chaque minute de ces années-là revit en moi avec autant de chaleur et d’émotion que si c’était hier qu’elle eût fait tressaillir mon sang.

C’est pour toi seul que j’ai vécu alors. J’achetais tous tes livres ; quand ton nom était dans le journal, c’était pour moi un jour de fête. Croiras-tu que je sais par cœur chaque ligne de tes livres, tant je les ai lus et relus ? Si pendant la nuit on m’éveillait dans mon sommeil, si l’on prononçait devant moi une ligne détachée de tes livres, je pourrais aujourd’hui encore, aujourd’hui encore au bout de treize ans, la continuer, comme en un rêve ; car chaque mot de toi était pour moi un évangile et une prière.



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